"Je me souviens"
Texte du spectacle 'Another Dream'
Raimund Hoghe
First published on Sarma, written December 2000


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Je me souviens que j'avais absolument envie d'avoir 12 ans pour aller voir les films que les moins de douze ans ne peuvent pas voir.

Je me souviens que mon grand-père allait voir tous les films qui passaient au Roxy et à l'Astoria.

Je me souviens d'Audrey Hepburn dans "Breakfast at Tiffany's", courant sous la pluie.

Je me souviens des séances désertes de l'après-midi au Lichtburg. On vous renvoyait à la maison s'il n'y avait pas au-moins huit personnes pour voir le film.

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Je me souviens qu'il y avait de la neige dehors et que j'avais les pieds mouillés pendant que j'étais assis avec ma sœur au cinéma, à regarder "West Side Story".

Je me souviens que Romy Schneider et ma soeur étaient nées le même jour.

Je me souviens que je traversais la scène en portant un sapin de Noël dans la pièce d'Else Lasker Schüler "Arthur Aronymus et ses pères".

Je me souviens que sous la baguette du manager des Beatles, Priscilla White était devenue la chanteuse Cilla Black.

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Je me souviens de Judy Garland déclarant sur la scène du Palace Theatre à New York : "Je resterai aussi longtemps que vous voudrez de moi".

Je me souviens de Sœur Sourire, la nonne qui connut un succès mondial en chantant "Dominique". Plus tard, elle se suicida avec sa petite amie.

Je me souviens du scandale quand Edith Piaf épousa le jeune grec Théo Sarapo de 20 ans son cadet et qu'elle posait fièrement à ses côtés devant les caméras. Sur scène, ils chantaient ensemble "A quoi ça sert l'amour".

Je me souviens que j'avais 17 ans quand j'ai reçu une carte postale de Rex Gildo dédicacée "Tous mes voeux de bonheur et d'amour".

Je me souviens que Minouche Barelli représentait Monaco au concours Eurovision de 1967 avec une chanson anti-militariste "Boum Badaboum".

Je me souviens des Beach boys, de Donovan et des Beatles visitant Maharishi en Inde.

-3b-

Je me souviens que Cass Elliot des "Mama's and Papa's" est morte à Londres après avoir fait la bringue et "swingué" pour les 31 ans de Mick Jagger. Elle avait 33 ans. "The good times are coming" était le titre de l'un de ces derniers disques.

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Je me souviens de la voisine dont les deux fils furent tués en jouant avec une bombe dans l'arrière-cour.

Je me souviens que l'on nous conseillait de s'allonger à l'ombre d'un mur et de se protéger la tête avec un sac si une bombe atomique venait à tomber.

Je me souviens des images colorées sur papier glacé des garçons des jeunesses hitlériennes et des jeunes filles nazies dans l'album d'une tante.

Je me souviens d'un ami qui fut très impressionné étant enfant de découvrir des numéros sur le bras d'un oncle juif. "C'est pour quoi faire ces numéros ?" avait-il demandé à son oncle. Et l'oncle avait répondu "c'est mon numéro de téléphone". "Et j'ai pensé", dit mon ami, "c'est bien pratique d'avoir son numéro de téléphone imprimé sur le bras".

Je me souviens qu'à l'école, on ne parlait jamais de la guerre ni de l'holocauste.

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Je me souviens des cerfs-volants en papier, volant très haut dans le ciel.

Je me souviens de la peur que m'inspirait la simple idée d'aller au cours de danse de société.

Je me souviens des jupons amidonnés de ma sœur. On les faisait sécher sur le sol pour qu'ils deviennent durs comme plâtre.

Je me souviens des femmes avec leur choucroute et des hommes en pantalon moulant.

Je me souviens de l'atèle en plâtre dans laquelle je dormais. Chaque soir, on la refermait par deux sangles sur la poitrine et le ventre.

Je me souviens avoir entendu dans l'express régional pour Wuppertal que le premier homme avait posé le pied sur la Lune.

Je me souviens de la Marche sur Washington du Mouvement pour les Droits Civiques et du discours de Martin Luther King "I have a dream".

Je me souviens du Grand Café dans le centre ville de Bielefeld en Allemagne où l'on ne servait pas les noirs.

Je me souviens de la mère du coureur de 800 mètres, déclarant après la médaille d'or olympique pour son fils : "C'est très important que ce soit un allemand qui ait gagné et surtout un coureur aux jambes blanches".

Je me souviens du sourire des hommes blancs qui participèrent au meurtre du politicien noir Patrice Lumumba au Congo.

-5b-

Je me souviens de cette chaude journée d'été quand Roger, originaire du Rwanda, me racontait qu'il ne pouvait pas trouver de travail parce qu'il était noir. "Et je ne peux pas changer la couleur de ma peau" avait-il ajouté. Et le soleil brillait dans un ciel sans nuage.

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Je me souviens du jour où Marilyn Monroe est morte. Elle était en photo sur le calendrier des stars de cinéma accroché près du placard. La presse raconta plus tard que son coeur pesait 300 grammes.

Je me souviens que ma soeur était en train de nettoyer les marches de la cave quand on annonça aux informations la mort de Kennedy à Dallas.

Je me souviens du sang sur le tailleur rose pâle de Jackie Kennedy.

Je me souviens du manteau en fausse fourrure de ma mère et d'un manteau demi-saison qu'elle n'avait jamais porté. Le magasin l'avait repris après sa mort.

Je me souviens que Martin Luther King avait dit la veille de sa mort, "comme tout le monde, je voudrais vivre longtemps".

Je me souviens du jour où le magasine Film-Revue parut pour la dernière fois. C'était comme si quelqu'un était mort.

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Je me souviens de la femme de ménage qui rêvait d'aller sur la lune. Elle disait toujours : "Mon rêve à moi, c'est d'aller là-haut une fois dans ma vie".

Je me souviens des regards pleins de désir dans le film de Visconti "Mort à Venise".

Je me souviens de Maria Callas, donnant une Master class et encourageant ses étudiants à suivre leur propre chemin, sans feux d'artifice, sans effet gratuit mais en écoutant leurs sentiments, quels qu'ils soient.

Je me souviens du scandale retentissant provoqué par "Le Silence" d'Ingmar Bergman.

Je me souviens du rouge de la Bible de Mao et du vert de la pelouse dans "Blow up" d'Antonioni.

Je me souviens du Black Power et du Mouvement de Libération gay.

Je me souviens de "Ragazzi di Vita" de Pasolini et de Mike, un garçon qui faisait le trottoir à Hannovre. Il était amoureux de son serpent. Il l'avait appelé "Futur".

Je me souviens de la poète juive Rose Ausländer, de son lit qu'elle ne quittait plus, y écrivant jusqu'à sa mort. On pouvait lire dans l'un de ses derniers poèmes : "Prenez votre peur et jetez-la dans les airs".


©Raimund Hoghe
Contextual Note: This is the text of the solo-performance ‘Another Dream’ (English version), created by the German theatre maker Raimund Hoghe in 2000. The performance reflects upon the 1960’s and concludes the trilogy, which started with ‘Meinwärts’ (1994) and ‘Chambre séparée’ (1997).