"La Valse" de Raimund Hoghe
Agnès izrine
Danser canal historique, 2016

On connaît l’histoire de La Valse , de Maurice Ravel. Composée pendant la Première Guerre mondiale, mais prenant pour référent une musique icônique de l’Autriche alliée à l’Allemagne, destinée aux Ballets russes mais refusée par Diaghilev, la partition porte en elle toutes ses contradictions : tonalités crépusculaires et chantilly légère, grondements de fin du monde et lumières illusoires des salons. Un matériau de choix pour le chorégraphe et dramaturge Raimund Hoghe, qui, en a profité pour ancrer ses signes énigmatiques dans la tourmente d’aujourd’hui.

C’est le corps d’Aylan, enfant syrien rejeté par la mer, que Raimund incarne allongé sur le plateau tandis que La Valse, se déploie sous les doigts de Guy Vandromme au piano. Rien de plus. Rien de moins. Quand les danseurs pénètrent sur le plateau, emmitouflés dans des couvertures, ils le contournent précautionneusement.

La pièce laisse surgir des fantômes. Réfugiés de tous massacres et migrants de toute espèce et de tout temps, rescapés de guerres, de violences, de camps divers et variés autant que peut l’être la cruauté humaine. Qu’en reste-t-il sinon ces ombres drapées de couvertures informes et sombres qui avancent à petits pas entre indifférence et oubli.

Soudain un geste s’échappe comme un souvenir lointain, et repart au rythme de la valse, ravalé comme des larmes rentrées. Et Raimund, qui a dessiné la mer à l’aide d’un petit arrosoir, nage à perdre haleine, à peine perdue, dans l’immensité d’un océan vide et froid. La valse, de son rythme imperturbable, raconte tous les méandres de l’Histoire comme un perpétuel ressac aussi entraînant que lancinant.

Dans la deuxième partie, la valse déploie d’autres ?gures, tandis que les danseurs se dévoilent en petits riens bouleversants : la ligne d’une main qui s’affaisse, une étreinte un peu distante, une lenteur un peu distraite, une silhouette qui se casse brusquement… La gestuelle de chacun est absolument magistrale, concentrée, du bout de l’orteil à la racine des cheveux. Pas la moindre démonstration, pas de lourdeur narrative, tout est suggéré plus qu’évoqué. Les rutilantes couvertures de survie se changent en traînes avec la voix de Joséphine Baker, la valse devient triste, les mouvements ont l’élégance du désespoir.

Les bras qui s’ouvrent ou se referment, se suspendent en l’air ou s’aggripent, calligraphient dans l’air le refrain de leur solitude. La nostalgie est partout, la mort en embuscade sur chaque visage. Le spectacle est absolument grandiose, absolument poignant, absolument juste. Raimund Hoghe, fait valser présent et passé et convoque les échos d’un monde en danger.

©Agnès Izrine
Danser canal historique, 2016