"Le cygne sacrificiel de Raimund Hoghe"
Danse: Le festival Montpellier Danse s'est terminé 5 juillet
Rosita Boisseau
Le Monde, 2005


Concilier tranquillité et férocité ressemble à une gageure, sauf pour le chorégraphe allemand Raimund Hoghe. Lundi 4 juillet, pendant près de trois heures, durée de sa version de Swan Lake, 4 Acts sur la musique de Tchaïkovski, il nous prend par la main l'air de rien et accentue peu à peu sa pression. Jusqu'à l'accélération finale du IVe acte, apothéose mortelle d'un cygne difforme qui meurt d'amour tel un ange déchu.

Hoghe termine exsangue et nu cette saga amoureuse tragique qu'est Le Lac des cygnes : allongé la tête dans le sable, livrant son dos bossu tel un vivant promontoire au regard du public. Il met en scène avec une impudeur maîtrisée l'offrande absolue d'un être à l'amour.

Cette version sacrificielle du ballet classique a conclu, mardi 5, avec fracas et émotion, le 25e Montpellier-Danse, organisé du 23 juin au 5 juillet. "Avec cette pièce, j'ai vraiment la sensation que l'histoire de l'art a fait un bond", a commenté le directeur, Jean-Paul Montanari, plutôt satisfait des trente-cinq mille spectateurs qui ont afflué tout au long de la manifestation.

Programmé au Théâtre de Grammont, Raimund Hoghe a imposé avec une évidence sans appel sa touche stylistique. Dans le conte, le Prince tombe sous le charme du Cygne blanc, à qui il promet le mariage. Lors d'un bal, il croit le reconnaître, se trompe et signe la mort de sa fiancée. De cette méprise amoureuse, Raimund Hoghe a simplement conservé l'essence.

Lové dans les volutes de la musique de Tchaïkovski, il en a démonté puis reconstruit l'ordre des morceaux, en jouant à fond sur la répétition de ses airs préférés : c'est leur pouvoir de suggestion qui mène les cinq interprètes.

Sur le plateau vide, comme toujours chez Hoghe, trois des danseurs, connaissant leur classique par cour, se posent les uns à côté des autres. Quelques gestes anciens du ballet remontent à la surface de leur peau. Que reste-t-il quand on a tout oublié ? Quels fantômes habitent le corps ? Brynjar Bandlien bat des jambes, Nabil Yahia-Aissa tend la main, désigne la bague qu'il glissera au doigt de sa future femme ; Ornella Balestra, autrefois étoile chez Béjart, réveille ses épaules fluides. Certaines images convoquées par le chorégraphe saisissent par leur vigueur inventive et leur justesse. La position à genoux et les bras retournés en l'air de Hoghe comme pétrifié dans son Cygne est déjà inoubliable. De même l'accolade presque raide entre lui et le Prince (Lorenzo De Brabandere), ou leur dialogue de reconnaissance lorsqu'ils dessinent les contours de leurs corps avec un glaçon.

Sur un scénario usé, Raimund Hoghe appose la marque vive, affolante d'urgence d'aimer de son Swan Lake à lui. Lontemps rêvée, longtemps fantasmée, cette vision, de l'ordre de l'apparition, il en a poli tous les angles pour dresser la silhouette d'un monde de beauté tel qu'enfant, lui qui voulait devenir danseur mais ne put réaliser son rêve à cause de son dos, il a pu la projeter. La beauté chez Hoghe est spectrale, tamisée par la douleur et la fatalité.


©Rosita Boisseau
Le Monde, le 7 juillet 2005