"Hoghe les coeurs"
Marie-Christine Vernay
Libération, 2004

Au festival Montpellier Danse, Raimund Hoghe bouleverse avec "Young People, Old Voices".

"Muss es sein ? Es muss sein." (Le faut-il vraiment ? Il le faut.)De ces phrases qu'il prononça ou, en tout cas, qui lui sont attribuées, Beethoven fit le sous-titre de son quatuor Opus 135. Il trône dans une chanson de Léo Ferré, elle-même au coeur du spectacle et du propos du chorégraphe allemand Raimund Hoghe, invité régulier du festival Montpellier Danse. Dramaturge chez Pina Bausch durant une dizaine d'années, il vient de signer une pièce ni belle, ni sublime, ni magnifique, mais les trois en même temps : une pièce qu'on n'est pas prêt d'oublier. Il y dit tout de lui et de nous, de la relation parentale, de la filiation, de l'action politique, des blessures, des rébellions, de la transmission, de la danse, des ennuis, des attentes.

A genoux. Young People, Old Voicesest en fait une variation sur le Sacre du printemps de Stravinski, un rituel sauvage qui concerne la collectivité et qui est émietté tout du long d'un spectacle de trois heures. La musique de Stravinski en épouse d'autres : Jacques Brel, Bette Davis, Dean Martin et Léo Ferré. On n'a jamais vu plus juste interprétation du Sacre. Dans Young People, Old Voices, Raimund Hoghe invite sa communauté (douze danseurs, six hommes et six femmes, d'une vingtaine d'années, amateurs ou professionnels) à s'interroger sur le temps, la durée. Car, si tout s'en va, il reste un énorme dépôt de tendresse, posé là par le chorégraphe bossu, né à Wuppertal, formé par la touche Pina.

Cela se passe simplement : un ancien (Raimund) parle aux jeunes, les regarde et parfois même se fait technicien de surface pour balayer le plateau. C'est fatal, comme une image centrale dans le spectacle : Raimund Hoghe à genoux faisant face à Lorenze de Brabandere, jeune performer belge, tous deux séparés par un bocal rempli d'eau dans lequel ils tremperont leurs mains pour refuser le sacrifice du Sacre... Autant mourir noyés ensemble que séparés et sacrifiés. Il y a bien d'autres séquences dans cette pièce qui tente de sauver la tendresse, qui oppose la lenteur aux précipitations quotidiennes, qui fait de la danse un acte sacré ou sacrément païen.

Sauts libérateurs. Impossible d'oublier les interprètes qui, doucement, s'alignent au sol pour poser chacun sa tête contre l'épaule de l'autre. Impossible de ne pas considérer ce geste d'un homme qui saute au cou d'un autre sans parvenir à s'accrocher et qui retombe bêtement. On se souviendra aussi de quelques créatures de rêve sorties du grenier où elles se sont déguisées en princesses d'un soir, des sauts incroyablement libérateurs. Avec le temps, non, rien ne s'en va, même pas les morts puisqu'ils chantent encore.

Ecriture ciselée. Il faudrait décrire chaque mouvement de ce spectacle réconciliateur. Il faudrait parler de chacun des interprètes qui sont présentés au début et à la fin du spectacle, comme on présente un orchestre. Il faudrait s'attarder sur un fainéant qui occupe le plateau pour des siestes réparatrices. Il faudrait également parler d'une danse de salon, bête comme chou. Le romantisme s'opposant au classicisme dans toutes ses détresses, ses sturm und drang, ses amours éperdues, est omniprésent. Comme les Allemagnes réunifiées, comme l'ancien parlant au jeune.

Et, comme Raimund Hoghe maîtrise parfaitement la scène, la gestion du temps et de l'espace, on est face à une rareté. Il y a de la vie, des débordements et en même temps une écriture ciselée, rythmée jusqu'au moindre détail. Léo Ferré peut chanter, ou Jacques Brel, ils seront entendus. Ils ne font pas partie d'une vulgaire bande-son vaguement nostalgique comme on en entend tant dans les spectacles. Ils sont réactivés, avec les mots qu'ils prononcent, et qui font écho à des états de corps politiques. Ce n'est pas pour rien que les jeunes réactivent ici des gestes du passé : des sit-in, des die-in, des poings levés, des bras ouverts.

L'empoisonneur. Raimund Hoghe transmet ses certitudes et ses doutes avec passion. C'est un empoisonneur qui rôde sur le plateau pour faire "son Sacre" et qui se moque de sa propre prétention. Mais comme tous les poisons ne tuent pas, les jeunes sont immunisés à vie, vaccinés, contre toutes les saloperies qui se chopent sur les plateaux actuels. A cause des opérations humanitaires, on avait oublié le sens du mot humanisme. Raimund Hoghe nous le rappelle trois heures durant. C'est fracassant. Oui la tendresse fait mal, elle se paie cher. C'est ce qui est dit avec des gestes de rien, placés au bon endroit, sur la bonne chanson. Raimund Hoghe est un chorégraphe de grenier qui ramène à la lumière le geste d'un ancien, d'un fantôme.

"Muss es sein ?" On connaît plus que jamais la réponse.

©Marie-Christine Vernay
Libération, le 5 juillet 2004